Naples en musique di Maria Franchini
La culture napolitaine a grandi au rythme de la musique.
Le mythe fondateur même de l’ancienne cité grecque est lié à la sirène Parthénope[1] dont les prêtresses prophétisaient en chantant. Le chant est ainsi un vrai moyen d’expression à Naples où l’on prie, on proteste, on se réjouit et on crie sa douleur en chantant. On vend même en chantant. Il y a quelques décennies encore, les vendeurs ambulants pour vanter leur marchandise, chantaient des couplets comme celui-ci :« je les vends en couple ces cerises, écoutez-les, elles disent qu’avril est arrivé ». Ces voix sont les descendantes directes des monodies grecques, tout autant que les hymnes à la Vierge entonnés lors des fêtes religieuses en milieu paysan. En fait, le petit peuple de Naples, le gardien le plus fidèle des traditions ancestrales, n’a jamais apprécié la polyphonie, apanage de la cour et de l’aristocratie. Quoiqu’il en soit, les différents genres musicaux, chacun propre à une couche sociale, ne restaient jamais cloitrés dans un cercle fermé, mais ils ne cessaient de s’influencer réciproquement : tantôt la musique du haut allait vers le bas, tantôt celle du peuple s’envolait vers le sommet de la pyramide sociale. Les classes moyennes, elles, opéraient des mixages parfois très heureux.
Dans l’antiquité, le chant étant un moyen pour communiquer avec les dieux, il n’était donc pas pensable de l’écrire. En dehors de quelques simulations, aucune trace écrite n’a été trouvée. Ce n’est qu’à partir du début du XIIIe s. que l’on commence à transcrire quelques textes de chants populaires. Mais on sait que Tite Live et Virgile se disaient émus par les merveilleux chants qu’ils écoutaient à Naples. Sénèque, lui, se plaignait des Napolitains qui désertaient les lieux de la haute culture pour s’entasser dans les théâtres et assister à des concours de chant. Quant à Néron, il venait s’exhiber à Naples où il inventa la claque : il enrôlait des troupes d’Alexandrins qui l’applaudissaient en jouant de leurs instruments très bruyants, des instruments qui sont d’ailleurs restés pratiquement inchangés jusqu’à nos jours dans le Sud de l’Italie[3].
D’autres témoignages de cette histoire d’amour éternel entre Naples et la musique nous viennent de chroniqueurs du XIIIe siècle. Ces derniers rapportent que le roi de Naples et de Sicile, Frédéric II de Souabe, excédé par les chants qui envahissaient jour et nuit les rues de cette ville, fit un édit qui visait à en limiter la fréquence. Mais cette loi resta lettre morte.
NB : tous les chants sont en napolitain. Ils sont difficiles à dater exactement, dans la mesure où, avant d’être transcrits, ils étaient transmis oralement depuis des générations. On ne connaît donc que la date approximative de ceux qui concernent un personnage ou un fait historique.
Dans la deuxième moitié du XIIIe et jusqu’à la fin du XIVe siècle, à la cour des rois angevins on jouait des pièces musicales composées par Adam de la Halle (ou Adam le Bossu). Le canevas de ces mini-mélodrames, qui peuvent être considérés comme des ancêtres de l’opéra, ne variait pas beaucoup : une jeune fille belle mais pauvre, amoureuse d’un beau jeune homme tout aussi démuni, était courtisée, voire harcelée, par un vilain seigneur. A la fin l’amour l’emportait. L’œuvre la plus connue s’intitule « Les jeux de Robin et Marion ». Le peuple, lui, chantait de son côté en racontant la vie ou des événements marquants.
Au XVe s., les Aragonais succèdent aux Angevins. La musique devient une affaire d’Etat. Alphonse d’Aragon nomme des conseillers expressément chargés de l’organisation des fêtes que l’on ne conçoit pas sans musique. Naissent ainsi les « chapelles », la « haute » pour les musiques liturgiques, et la « basse » (composée d’instruments à cordes) pour les fêtes de la cour. En 1485, on compte quarante chanteurs attitrés. (Seuls les Ducs de Bourgogne rivalisent avec le roi de Naples.) A la cour, les chanteurs sont espagnols et les musiciens flamands comme partout ailleurs à cette époque. Une « Académie musicale » est instituée et, pour la première fois en Europe, un théâtre est consacré exclusivement à la musique.
Quant au peuple, il reste encore et toujours fidèle à la monodie et à la langue napolitaine.
Dès le début du XVIe siècle, l’écho de la musique napolitaine se répand en Europe, notamment grâce aux villanelles. Nés à la campagne et adoptés par la ville, ces chants ont un succès retentissant. Des musiciens diplômés commencent à transcrire ces villanelles dont les auteurs ne connaissaient pas la musique. Le premier recueil date de 1536 et se trouve en Allemagne, à Wolfenbuttel (Basse Saxe). Un autre est conservé à Paris et s’intitule « Napolitaines à trois voix ». Mais il faut préciser que de ces « trois voix », une seule est indispensable, celle du soprano, les deux autres pouvant être remplacées par un instrument de musique. Les villanelles, en effet, étaient chantées par leurs auteurs qui s’accompagnaient d’un instrument à cordes. Leurs noms sont arrivés jusqu’à nous, ils s’appelaient Velardiniello, Giovanni da Nola, Leonardo dell’Arpa. Ils étaient très célèbres et ne chômaient jamais, car à Naples, on ne concevait pas de cérémonies, fut-elle religieuse ou laïque, sans musique, et ceci était valable pour toutes les couches sociales. (Ce phénomène a duré jusqu’à ce que les temps modernes ne balayent les traditions ancestrales.) Au bout de quelques décennies, victimes de leur succès auprès de l’aristocratie, les jolies villanelles se « compliquent » et perdent la fraîcheur qui faisait leur charme.
Dès la fin de ce même siècle, Naples ne cessa plus de donner le jour à d’immenses compositeurs. Carlo Gesualdo, prince de Venosa, par exemple, fut un madrigaliste fécond, innovateur et inégalé, malgré le meurtre dont il se rendit coupable lorsqu’il fit surprendre et tuer sauvagement sa femme, Maria d’Avalos et son amant, le duc Fabrice Carafa
En 1537, voit le jour à Naples le premier conservatoire d’Europe, Santa Maria di Loreto, suivi de près de trois autres, La Pietà dei Turchini, I Poveri di Gesù Cristo et Sant’Onofrio. On enseignait également la musique dans de nombreux autres instituts de jeunes filles. Il est très probable qu’il y ait eu des compositrices talentueuses, mais elles sont inconnues car les femmes n’avaient pas le droit de se produire en public.
Nés pour accueillir les orphelins et les enfants pauvres, ces institutions religieuses que l’on appellera par la suite « conservatoires », se fixaient pour but d’enseigner un métier à leurs pensionnaires. Au départ, la musique faisait partie du programme scolaire comme tant d’autres matières, mais elle deviendra peu à peu la spécialité absolue de ces établissements pour une simple raison économique. En effet, les directeurs de ces institutions s’aperçurent que la musique pouvait devenir leur source principale de revenus. Certes, les nobles napolitains, incités par la Contreréforme étaient très généreux, mais Naples croulait sous le poids des institutions caritatives, notamment en ces deux siècles de domination espagnole au cours desquels les rois d’Espagne se souciaient très peu du sort de ce pays conquis. Le peuple en souffrait donc terriblement. Or, les petits pensionnaires de ces conservatoires commençaient à être très demandés lors des mariages, baptêmes, communions, enterrements et tout autre événement privé et public. Enfin avec l’argent que l’on déboursait on pouvait avoir quelque chose en échange !
A partir du XVIIe s., Naples, dont la population a un penchant naturel pour cet art, devient sans conteste la capitale européenne de la musique avec ses presque trois cents compositeurs qui rayonnent dans toutes les cours européennes. Au XVIIIe s., le père de Wolfgang Amadeus Mozart en témoigne dans une des lettres adressées à son fils : « Où ai-je le plus de chances de réussir ? En Italie peut-être où à Naples seulement il y a au moins trois cents Maîtres… ou à Paris où les compositeurs se comptent sur le bout des doigts ? ».Jean-Jacques Rousseau s’exclame à son tour dans son « Dictionnaire de la musique » :« Veux-tu donc savoir si quelque étincelle de ce feu dévorant t’anime, vole à Naples écouter les chefs-d’œuvre de Leo, de Durante, de Jommelli, de Pergolèse… »
En même temps que l’opéra, dit sérieux, et les musiques liturgiques, les Napolitains inventent l’Opéra bouffe, souvent écrit en napolitain et contenant souvent des chansons d’origine populaire.
En 1737 s’achève la construction du San Carlo, le plus beau théâtre du monde d’après Stendhal, mais surtout le premier opéra de l’histoire (La Scala de Milan date de 1778 et La Fenice de Venise de 1792).
Le peuple, lui, chante et danse au rythme de la tarentelle qui, née sous l’enseigne de danse religieuse, à l’instar de la « tammurriata », vient désormais accompagner les chants traditionnels aussi. Le plus grand nombre de ceux qui ont été récupérés, remontent d’ailleurs au XVIIe et XVIIIe s.
Un simple florilège des musiques composées en cette longue période occuperait des heures d’écoute, ce qui suit est donc un choix effectué presque à l’aveuglette. Le seul critère qui m’a guidée est l’omission des rares noms très connus comme Pergolèse, Scarlatti et Vinci (quoique ce dernier commence à peine à être représenté sur quelques scènes). Les œuvres de ces compositeurs illustres, qui ont tous été sur le devant de la scène à leur époque, sont étrangement boudées par les grands orchestres, alors parfois les enregistrements ne sont pas d’une qualité excellente.
Quant aux chants populaires, on en compte plus d’une centaine (de ceux dont on trouve des enregistrements, bien sûr). Le choix a donc été tout aussi difficile.
Au XIXe et jusqu’à la moitié du XXe siècle, la production de chansons bat son plein. Les paroliers de cette époque étaient souvent des poètes de grande envergure, comme Salvatore Di Giacomo, Libero Bovio, Ferdinando Di Capua (auteur de ‘O sole mio) et E. A. Mario qui écrivit, à ce que l’on dit, près de deux mille textes, dont la célébrissime « Santa Lucia Luntana ». Les musiques étaient composées par des musiciens de grand talent, parmi lesquels on compte aussi des noms illustres comme Gaetano Donizetti.
Les auteurs de ces chansons, dont la plupart était issue de milieux cultivés, tout en s’inspirant des chants populaires, modernisent le langage et, dans un sens, l’ennoblissent et le rendent plus compréhensible. Un aristocrate français, Guillaume Cottrau (1797 –1847), arrivé à Naples à la suite de Napoléon et de Joachim Murat, amoureux des mélodies napolitaines, publie un recueil de chansons très anciennes en faisant réécrire les paroles. Encouragé par son ami Donizetti, Cottrau devient éditeur et contribue grandement à la diffusion de ce genre musical à l’étranger. Il est considéré comme le père de la chanson napolitaine, car c’est lui qui a amorcé ce phénomène créatif, jusqu’alors unique dans l’histoire. Son fils Théodore, né à Naples, transcrira et traduira en italien une chanson ancienne, « Santa Lucia », qui rivalise avec ‘O Sole mio de célébrité.
D’après les spécialistes, ces chansons auraient jeté les bases de toute la musique légère à venir. Certaines d’entre elles ont voyagé d’un bout à l’autre de la planète dans la valise des plus grands ténors du monde. L’inégalé Enrico Caruso, lui aussi Napolitain et émigré aux Etats-Unis, contribua en grande partie au succès retentissant de ces chansons outre Atlantique, grâce aussi aux nombreux ressortissants italiens tourmentés par le mal du pays. « ‘O sole mio », et « Funiculì Funiculà », ont fait même partie du répertoire des cœurs de l’Armée Rouge ! (pourtant, leurs auteurs ne se sont jamais enrichis, faute de lois protégeant les droits d’auteur.)
A Naples, c’était le peuple qui se chargeait de divulguer les chansons dès qu’elles venaient d’être écrites. Une chanson que l’on n’entendait pas dans la rue était condamnée à l’oubli. On en imprimait les textes sur des feuillets que l’on revendait aux touristes. En outre, de petits orchestres ambulants, appelés « posteggiatori », faisaient le tour des cafés et des restaurants, contribuant à affirmer la renommée de telle ou telle autre chanson. Ces posteggiatori étaient en fait les dignes successeurs des chanteurs de rue dont Naples n’a jamais manqué, d’autant plus que certains d’entre eux, comme aux siècles passés, étaient aussi auteurs-compositeurs.
Le nombre de chansons de cette période est tellement élevé (on les compte par milliers) que l’idée même d’en proposer un choix me fait sourire, tout comme les œuvres classiques composées aux siècles XVIIe et XVIIIe. A noter que beaucoup de ces textes ne sont pas des chansons d’amour mais de véritables hymnes à Naples dont « ses enfants » sont éperdument amoureux.
La musique classique de cette même époque n’était pas en reste. Le conservatoire de San Pietro a Maiella qui, à partir du début du XIXe s. centralisa les quatre précédents (voir ci-haut), accueille des compositeurs inoubliables. Vincenzo Bellini et Ruggero Leoncavallo y étudient, Gaetano Donizetti y enseigne à l’instar de Francesco Cilea. Une kyrielle d’autres musiciens illustres, même si moins connus par le grand public, se forment dans ce conservatoire. Parmi les « recrues » les plus récentes, on peut citer Riccardo Muti et Salvatore Accardo, tous les deux napolitains.
Ne pouvant en aucun cas être exhaustive, dans un cas comme dans l’autre, je n’ai choisi que deux morceaux classiques et un choix très mince de chansons classées par ordre chronologique, histoire de mettre l’eau à la bouche au lecteur.
Maria Franchini
[1] Voir mon article « aux racines des fêtes religieuses ».
[2] Roberto De Simone « Canti e tradizioni popolari » Lato Side, Rome 1979
[3] Voir photos dans mon article « aux racines des fêtes religieuses ».
[4] Le Vomero est une colline qui domine la ville et qui, à l’époque, se trouvait hors de l’enceinte murale)
[5] Giovanni Paisiello composa la musique pour le sacre de Napoléon.
[6] Voir mon article « aux racines des fêtes religieuses »
[7] Voir mon article « le Sud et la question du Mezzogiorno »
[8] Voir Curzio Malaparte « la peau ».
Quelques anciennes voix de vendeurs
Jeux de Robin et Marion
https://www.youtube.com/watch?v=f6bZBJJu_xI
Carlo Gesualdo (v. 1560-1613) : Gagliarda
Musique classique
Francesco Provenzale (1624-1704) « Mo’ verimmo » (cantate profane)
Francesco Nicola Fago (1677-1745) Quid hic statis pastores (oratorio)
Leonardo Leo (1694-1744): L’Alidoro » (comédie en musique)
Niccolò Jommelli (1714-1774) « chi vuol comprar la bella calandrina ». Tiré de « l’uccellatrice » (opéra bouffe
Domenico Cimarosa (1749-1801) concerto C major
« Palummella » tiré de “La Molinarella” de Niccolò Piccinni (1728-1800).
Umberto Menotti Maria Giordano (1867-1948) “ Amor ti vieta” tiré de “Fedora”
Ottaviano, Gambardella « ‘O marenariello » « Le petit marin »- 1893 (Gambardella n’était pas un musicien professionnel. Il écrivit pourtant cette barcarole dont Mascagni disait que n’importe quel grand compositeur aurait aimé écrire, même Bach, ajoutait-il.)
https://www.youtube.com/watch?time_continue=1&v=i1QJJj69JDI
https://www.youtube.com/watch?v=39_4s-gvmkk
Pino Daniele « Saglie, saglie » 1977